Le forgeron attendit impatiemment la réponse de l'adolescent, brûlant déjà de l'envie de reprendre son travail. Il n'arrivait pas à comprendre son fils. Jamais il n'avait fait l'effort de le faire, c'était vrai. Mais après tout, c'était lui qui avait tué Lumière Incandescente. C'était à cause de lui que sa compagne était morte. Il méritait sa punition. Cependant, Rougeoiement du Fantasme lui était encore plus étranger que les autres Apprentis de sa Maison. Il était incompréhensible. Comment savoir ce qui se passait derrière le visage ténébreux ? Personne ne le savait, très probablement. Surtout pas lui.
L'autre se décida enfin à prendre la parole :

• Rien, je voulais juste te voir et... Discuter peut-être. Enfin... Tu n'as sûrement pas envie, n'est-ce pas ? Tu préfère de loin ton marteau à ton fils, lâcha-t-il d'un air accusateur qui agaça d'avantage encore l'imposant homme.
  

Tournant vers lui un visage impénétrable, il ne mit guère de temps à répondre :

• Je ne l'ai jamais nié. Mon marteau n'a jamais servi à détruire, lui. Seulement à créer.
  

Il jeta un bref regard au sabre qui attendait, immobile et inanimé. Il saisit prudemment l'arme de ses grosses mains avant de la plonger dans un seau d'eau. Un sifflement strident retentit, laissant le forgeron de marbre, tandis que de la vapeur s'élevait, conséquence du contact de la lame brûlante avec l'onde glacial.
Ensuite, Acier Pourpre reporta son attention sur l'apprenti guerrier. Il n'allait sûrement pas comprendre ses paroles sibyllines. Mais cela l'importait peu, de toutes façons. Il était juste curieux de connaître sa réaction.

• Créer ? Tu as dis créer ? Tu ne crée pas des choses qui répandent le bien. Tu crée des instruments qui donnent la mort. Tu passe ton temps à faire des armes, des armes et encore des armes. Un jour peut-être qu'une d'entre elle se rebellera et s'enfoncera dans ton ventre... cracha le jeune homme avec haine.

Ensuite, il s'avança et se plaça juste devant lui. Chose qui attisa son mépris, il remarqua que son fils était plutôt petit, pour un membre de sa Maison. C'était sûrement l'unique caractéristique qu'il tenait de sa mère. Quoique... Il ne pouvait que remarquer sa peau étrangement pâle, et non pas mâte comme beaucoup des siens. De cela aussi, il héritait de Lumière Incandescente. En pensant à sa défunte compagne, une lueur de tristesse réussit à se former dans son regard ardent, qui se mua rapidement en colère. C'était Rougeoiement du Fantasme qui l'avait tuée. Rien que pour cela, il méritait son ingratitude et son antipathie.
Guère impressionné par sa tirade - il ne voyait pas à quoi tout cela rimait - Acier Pourpre ne laissa filtrer aucune autre émotion, à part une froideur insondable :

• Peut-être bien, admit-il calmement. Mais l'objectif premier de mon travail est de protéger la Maison du Feu. De plus, un objet reste un objet : il n'est pas bien ou mal. C'est la personne qui le manie qui décide de son sort.
  

Il se baissa alors, de façon à rencontrer les pupilles flammes de l'Apprenti.

• Je sais me défendre. Crois-tu que je ne serai pas au courant, si l'une de mes créations me trahissaient ? demanda-t-il avec un sourire où n'étincelait aucune joie.
  

Il accentua ses paroles d'un dernier coup d'oeil impénétrable avant de s'éloigner de quelque pas, s'approchant de nouveau du sabre presque achevé. Le forgeron parcourut du regard les entrelacs complexes parcourant la lame, arrivant à en rehausser la beauté et la puissance. Ses yeux furent alors illuminés d'un éclat qui jamais n'était apparu pour son fils : celui de la tendresse. D'une certaine façon, chacune de ses créations était son enfant, d'avantage encore que celui qui se tenait alors devant lui.

• C'est juste de l'acier.
  

Acier Pourpre se raidit, toujours penché sur l'arme. Voilà bien une chose qu'il ne fallait pas prononcer devant un forgeron. L'acier était la vocation des membres de son rang. Pour eux, c'était aussi précieux - voire d'avantage - qu'une vie humaine. Insulter ainsi ce qu'ils étaient était intolérable. Là, d'un coup, l'imposant homme eut la subite envie de se saisir du sabre encore ruisselant et de l'utiliser, plus précisément contre une personne ici présente qui n'était pas lui.
Il se levait lentement, le visage impassible, quand son fils continua :

• Qu'est-ce qu'il a de plus que moi ?
  

Il ne comprenait pas. Il ne comprendrait jamais. Arriverait-il à ne serait-ce qu'envisager son amour pour les métaux ?

• On peut forger l'acier, se contenta-t-il de répondre, une étrange lueur au fond de son regard ambré.
  

A ces mots, Acier Pourpre se tourna franchement vers Rougeoiement du Fantasme. Il n'avait jamais réussi à forger l'âme de l'être qui se tenait devant lui. Et plus jamais il n'y arriverait.

Rougeoiement du Fantasme parut agacé par sa pragmatique réponse. Pourtant, lorsqu'il parla, ce ne fut pas pour se répendre en une autre longue tirade, non. Il prononça simplement, calmement, mais d'un air étrange et inexplicable les paroles suivantes :

"Qu'est-ce que je t'ai fait ?"

Acier Pourpre fut tenté de ne pas lui répondre, comme il le faisait d'habitude dès que son fils abordait ce sujet-là. D'ailleurs, cette tentation était si forte, si présente, qu'il l'avait suivie durant les seize précédentes années. Pourquoi ne pas lui dire ? Après tout, peut-être que cela l'éloignerait pour de bon de l'apprenti. Peut-être. Dans tous les cas, le forgeron espérait que ce qu'il allait dire allait changer quelque chose. En bien ou en mal, il l'ignorait.
Plantant son regard dans celui identique de son interlocuteur, il dit avec une colère sourde, unique masque possible pour cacher sa tristesse :

"C'est toi qui as tué ta mère, cracha-t-il alors avec haine. C'est à cause de toi qu'elle est morte. Content ?"

L'autre parut choqué, incrédule, quand il apprit la nouvelle. Il y eut un long silence, tandis que Rougeoiement du Fantasme palissait encore. Puis son visage se durcit et se transforma en un masque haineux.

"Tu m'a détruit. Tu as détruit tout ce que j'étais et tout ce que j'aurais pu devenir."

Et sur cette phrase, il attaqua, un couteau à la main.
Acier Pourpre ne s'attendait pas à ça. Mais alors pas du tout. Il savait son fils plutôt agressif de nature et d'une spontanéité souvent agaçante, mais de là à attaquer quelqu'un de sa propre Maison ? Il était fou !
Le forgeron croisa alors le regard du traître et frissonna. Oui, c'était bien folie qui brillait au plus profond de ses prunelles assombries par la rage.
Heureusement pour l'imposant homme, il avait de bons réflexes. Et même s'il n'était pas guerrier, son entraînement comportait des techniques de défense. Il n'était d'ailleurs pas rare que les forgerons deviennent d'excellents combattants. Acier Pourpre, lui, était plutôt fort sans être pourtant une machine de guerre.
Ce fut donc grâce à son apprentissage - qu'il bénit un instant - qu'il réussit à reculer assez vite pour que l'arme ne le poignarde pas, se contentant de mordre profondément son bras.
Il para de son sabre à peine fini l'attaque suivante avant de se fendre dans un coup étonnamment vif pour sa carrure. Il espérait juste blesser légèrement l'apprenti pour le désarmer. Hélas, il ne dosa pas bien sa force et la lame toucha le coté - presque le ventre - de son fils, s'y enfonçant.

"Non ! Regarde-moi ! Regarde ce que tu as fait ! Tu ne peux pas m'oublier comme ça !" hurla-t-il soudainement, et des larmes se mirent à couler de ses yeux.

Acier Pourpre le fixa sans rien ressentir, à part une espèce de dégoût profond. Cette chose ne pouvait pas être humaine. C'était impossible. C'était une créature par trop emplie de haine et de rage. Il n'avait rien à faire ici. Le seul sentiment qu'il arrivait à ressentir envers son propre fils était ce qu'il ressentait envers les siens en général - et même un peu moins.
Il allait donc réagir comme si ce n'était qu'un apprenti quelconque de sa Maison. Sans rien dire, sans rien penser, il se dirigea vers une des étagères meublant sa forge et saisit une longue bande de tissu. Ca ferait l'affaire.
Tenant toujours son sabre d'une main, le forgeron passa à Rougeoiement du Fantasme le pansement improvisé.

"Non, je ne le peux pas. Je ne peux pas oublier une chose que je n'ai jamais connue", murmura-t-il d'une voix toujours aussi impassible.