Il faisait sombre. Pas nuit, non. Seulement sombre, de cette si mystérieuse ombre appartenant uniquement à la fin du crépuscule. C'était le moment que la jeune Maître préférait. Rien n'était semblable aux teintes mauves, délicates et violentes à la fois, du voile changeant et inaccessible du ciel. Le vent était léger et seule une légère pluie gâchait ce tableau si parfait aux yeux sombres de la combattante. Cependant, même les gouttelettes avaient leur propre beauté sous l'étrange lumière.
Elle longea la frontière avec la Maison de l'Air, mettant T'orag, son fougueux étalon, au pas. Il ne semblait y avoir aucune effraction. Tant mieux. Les guerriers adverses étaient puissants, malgré leur fâcheuse tendance à réagir à la moindre des provocations. Cela dit, les membres de sa propre Maison avaient des défauts : leur mépris envers le mode de vie des autres Maisons leur avait attiré de nombreux ennuis.
Ombre Mystique promena le feu de ses prunelles ténébreuses sur le territoire sec et aride s'étendant de l'autre coté des profonds ravins. Ici, l'espace aurait pu être franchi d'un bond. C'était d'ailleurs par là qu'il y avait toujours eu le plus d'escarmouches.
Pour une fois, tout paraissait calme. Bien. La meneuse fit pivoter son cheval et s'apprêter à retourner auprès des siens quand un léger bruit attira son attention. Ça ressemblait au bruit d'un souffle de vent plus violent qu'un autre sur l'herbe... Ou au frottement discret du tissus.
Avec une rapidité due à la pratique, elle arma l'arbalète qu'elle avait jusqu'alors dans son dos et plissa les yeux, cherchant à détecter un ennemi derrière les quelques arbres poussant par là.

« Qui est là ? » lâcha-t-elle d'une voix forte et ferme, mêlée à une froideur presque palpable.

Elle détestait les surprises. Vraiment.

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Elle grimaça dans le vide. Décidément, ce n'était peut-être qu'un souffle de vent. Peut-être. Plissant les yeux pour voir à travers la fine pluie, elle s'apprêtait à faire demi tour quand le bruit se fit plus insistant jusqu'à ce qu'elle ne puisse qu'admettre sa nature : un jeune homme aux cheveux d'un brun intense s'approcha dangereusement du bord du ravin et planta son regard dans celui de la jeune Maître.

« Trouble Chaotique... » répondit-il tout doucement, si bas qu'Ombre Mystique aurait pu ne pas l'entendre.

Evidemment. Elle avait rapidement reconnu le lieutenant de la Maison de l'Air. La femme à l'épaisse chevelure dorée se détendit imperceptiblement, gardant par prudence une main sur son arme. Elle n'avait jamais eu de relations conflictuelles avec le jeune homme de quelques années son cadet. Elle n'avait jamais eu de relations tout court avec lui. Leurs contacts se résumaient aux saluts respectueux - d'abord de la combattante envers Trouble Chaotique, ensuite inversement, et ce depuis sa nomination en tant que Maître - durant les Grands Rassemblements.
Etonnée par la voix trouble du membre de la Maison adverse, Ombre Mystique haussa un sourcil interrogateur avant de reprendre son habituel visage de marbre. Envie qui l'étonna, elle voulait ce jour-là entamer une conversation. Cependant, en le voyant se rapprocher dangereusement du territoire de sa Maison, elle ne put s'empêcher de lui décocher un coup d'oeil agacé. Se raclant la gorge, elle se lança :

« Salutations. Comment se portent les tiens ? »

Et c'est parti pour le blabla habituel... pensa-t-elle, vaguement exaspérée.

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Trouble Chaotique esquissa un sourire incertain. Il ne semblait pas être dans son état normal, ce jour-là. D'ailleurs, il semblait étrange, et ce depuis le début de leur dialogue. Le lieutenant lâcha alors, avec une incertitude qui étonna la jeune Maître :

« Oh... Ils vont bien. Du moins j'imagine. »

Du moins j'imagine ? Il ne savait même pas ce qui se passait dans sa Maison, ou quoi ? Ombre Mystique retint une grimace exaspérée mais ne put s'empêcher de laisser filtrer dans son regard sombre une lueur amusée. Cela dit, il était marrant. Incompréhensible, mais marrant. Bien différent des membres de la Maison de l'Ombre, d'ailleurs.
Ceux-ci étaient plus durs, moins unis que les autres. En réalité, ils se divisaient en trois groupes : ceux qui étaient pour l'ouverture des traditions, ceux qui - au contraire - souhaitaient se mêler le moins possible aux autres et ceux, enfin, qui étaient neutres. La femme à la chevelure blonde faisait partie des "nationalistes" en quelques sortes.
Pourtant, elle ne pouvait que remarquer que Trouble Chaotique lui plaisait, ne serait-ce que pour son humour et sa naïveté. Il était charismatique, c'était cela. Très charismatique.
Retenant un sourire espiègle, elle dit d'une voix gentiment ironique, bien qu'étonnée :

« Et tu imagines plutôt bien ou mal, d'habitude ? »

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La réponse de l'autre la surprit. Un membre de la Maison de l'Ombre - et de la Maison de l'Eau, elle l'imaginait sans mal - aurait répondu "bien", même si ce n'était pas vrai. Cela dit, avoir enfin une personne qui n'allait pas mentir pour un oui ou un non devant elle était relaxant. Pas besoin de chercher les complots derrière les complots.
Le ton presque neutre du lieutenant adverse lui fit comprendre que cette remarque-là n'était pas à prendre au pieds de la lettre, et Ombre Mystique décida donc de ne pas la relever. Comment savoir si Trouble Chaotique blaguait ou pas ? Sa façon de réagir était déjà bien différente de celle qu'elle connaissait...

« Et ton groupe ? » demanda-t-il alors le plus naturellement au monde.

Aussitôt, la jeune Maître se crispa. Etait-il au courant des rivalités dans sa Maison ou n'était-ce qu'un terme pour désigner les siens en général ? La deuxième option paraissait plus probable. Et pour cause : rares étaient ceux qui parlaient des divergences d'opinion du peuple des montagnes.
La femme décida de choisir la voix de la prudence lorsqu'elle répondit d'un ton aussi impassible que son visage :

« Ils vont bien. »

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Elle inclina imperceptiblement la tête comme réponse à sa première phrase. Oui, alors tout allait bien. Sa Maison était forte, le gibier abondant : seuls les divergences intérieures gâchaient le tableau parfait.
Cependant, ce qu'il dit ensuite l'étonna encore d'avantage :

• Et sinon... Toi ça va ? demanda-t-il d'un ton hésitant.

Ombre Mystique ne put s'empêcher de se raidir, offusquée. Mais pour qui se prenait-il, à parler si familièrement à une des Maîtres ? Surtout que les relations entre les siens et les membres de la Maison de l'Air n'étaient pas au beau fixe, vu qu'ils avaient été ennemis lors de la dernière grande guerre des Maisons.
Elle s'apprêtait donc à le remettre à sa place avec des paroles bien senties, une lueur glaciale au fond de ses prunelles sombres, quand elle s'immobilisa. Quelle était donc l'étrange sensation qui prenait possession de ses sens ? Etait-ce du... plaisir ? Aussitôt, son esprit réfuta cette affreuse possibilité. Ce lier d'amitié avec un lieutenant adverse ? Et puis quoi encore ?
Mais la jeune femme ne pouvait nier la vérité : elle appréciait la compagnie de Trouble Chaotique.

• Oui. Et... Et toi ?

souffla-t-elle alors.

Elle se maudit intérieurement sans beaucoup de volontés. A l'endroit où il y aurait dû avoir haine et colère ne se trouvait que douceur et incertitude. Que lui arrivait-il donc ?

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"Oui, moi aussi...

Ombre Mystique s'en doutait. Elle imaginait sans mal ce qu'il devait ressentir : de la gêne, de l'incompréhension mais surtout une espèce d'affection hésitante. Et si elle imaginait si facilement ses pensées, c'était parce qu'elle-même éprouvait ces sentiments-là. Comment était-ce possible ? Etait-elle en train de devenir amie avec un membre - lieutenant qui plus est - rival ? Ou... plus encore ?
Les paroles qu'il prononça ensuite réussirenht à l'étonner.

"Enfin, pour ne pas te mentir... Pas vraiment depuis un certain temps."

La Maître le fixa avec surprise. Et pour quelles raisons ? La Maison de l'Air ne semblait pas se porter si bien que ce qu'il avait dit un peu plus tôt, alors... Presque malgré elle, ses instincts de meneuse reprirent le dessus et elle demanda, d'une voix égale mais tout de même bien moins froide que d'habitude :

"Et pourquoi donc, si ce n'est pas trop indiscret ?"

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« C'est à cause de toi. »

Sa voix, loin d'être accusatrice, était étonnamment douce. Tendre, même. Et, alors que la jeune Maître aurait dû se montrer offusquée et hautaine, elle était au contraire compréhensive. Elle comprenait ce qu'il ressentait, car c'était réciproque. Pourtant, Ombre Mystique voulait être sûre que ce qu'elle pensait, espérait et redoutait à la fois était juste. C'est pour cela qu'elle souffla sur un ton incertain, trouble :

« Pourquoi ? »

C'était l'unique mot qui habitait son esprit, en cet instant-là. Pourquoi disait-il cela ? Pourquoi ses parles étaient si tendres ? Pourquoi est-ce qu'un sentiment interdit avait-il pu se permettre d'exister pour eux ?

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